Gilbert Grape
Je viens de regarder « Gilbert Grape » de Lasse Hällström pour la deuxième fois. « Gilbert Grape », ce n’est pas l’Amérique des super-héros, des « golden-boy », de Manathan. Non. C’est un peu celle des si belles photos de Walker Evans :
C'est terrible et c'est beau.
C’est l’Amérique qui n’est pas de la frime, qui est celle du peuple américain et personnellement, c’est celle qui m’intéresse le plus. Les riches sont ennuyeux et leur bonheur conventionnel est d’une vulgarité qu’ils ne soupçonnent pas.
Ce film aurait pu s’appeler « La force du devoir » ou « Un brave garçon », mais il s’appelle simplement du nom de ce garçon héroïque et ordinaire, semblable à tous ceux qui essaient au jour le jour de tenir le coup pour ne pas tomber, pour ne pas devenir fous, qui tous les jours affrontent la détresse, l’ennui, la pauvreté et serrent les dents en espérant une hypothétique vie meilleure et ne lâchent pourtant rien de leur valeurs morales et font ce qu’ils estiment être leur devoir, quitte à en crever de désespoir.
Gilbert vit à Endora, une petite ville américaine. Une ville perdue, où « il ne se passe jamais rien » : un trou. Seule attraction nouvelle dans le coin : un « Burger Barn », fast food nouvelle version, va s’installer dans le coin. Gilbert habite une grande maison au milieu de nulle part avec sa grande sœur qui joue le rôle de mère de famille, une jeune sœur de 15 ans exaspérée d’être là et peu indulgente pour par bêtises d’Arnie, le jeune frère handicapé mental pour qui l’on prépare une grande fête en l’honneur de ses dix-huit ans. Le père s’est pendu, il y a 17 ans de ça et depuis la mère, devenue obèse, ne bouge pas de son canapé et passe sa journée devant la télé.
Gilbert travaille dans une petite épicerie qui perd peu à peu sa clientèle (une grande surface s’est installée récemment). Il fait l’amour vite fait avec une mère de famille qui a jeté son dévolu sur lui : quelques passades furtives, coupables, tristes. Il s’occupe de son jeune frère Arnie, l’emmène partout avec lui, s’occupe de lui, le baigne, le protège, s’inquiète pour lui. Il s’occupe de tout, pourvoit à tout et porte se fardeau tous les jours sans attendre de reconnaissance ni recevoir de « merci ».
L’horizon de Gilbert est fermé par un mur infranchissable : le devoir, l’amour filial. Il est condamné à rester pour toujours prisonnier d’une vie médiocre. Avec un ami, il consolide en secret le sous-sol de la maison qui s’effondre sous le poids de la détresse de la mère de famille obèse (une « baleine échouée »). Les fondations sont pourries.
De temps en temps, Arnie tente de grimper tout en haut du réservoir d’eau d’Andora, structure métallique immense, sorte de tour Eiffel locale dominant le plat paysage alentour. Son frère le rattrape de justesse en chantant pour lui « boum, boum, réservoir, boum, boum, réservoir » dans le porte-voix. Gilbert souffre d’un mal dont on ne guéri jamais et qui est quelquefois mortel : Gilbert est bon.
Et puis, l’amour passe dans le désert de Gilbert sous la forme d’une jeune femme pâle à l’allure dégagée, aux cheveux courts. Becky traverse les États-Unis avec sa grand-mère dans une caravane et à la faveur d’une panne providentielle, elle remarque Arnie, ce jeune homme renfrogné et son frère, l’idiot perpétuellement hilare (Léonardo Di Caprio est inoubliable dans ce rôle).
Les deux jeunes gens regardent le soleil se coucher comme tous les amoureux du monde, ils se parlent de leurs rêves, de leurs désirs (« Je veux une nouvelle maison pour la famille, je veux que maman fasse de l’aérobic, je veux que … grandisse, je veux un cerveau neuf pour Arnie. » dit Gilbert). Peu à peu Gilbert se relâche, Gilbert va aller jusqu’à frapper Arnie et va découvrir l’amour. Gilbert va-t-il pouvoir s’échapper, aura-t-il le droit de vivre enfin pour lui ?
L’histoire de ce film, c’est le contraire d’un scénario sensationnel. C’est de la dentelle, du symbolique subtil, de la tendresse. Une histoire d’amour et de sacrifice. Heureusement pour Gilbert, il ne sera pas le seul à se sacrifier…
La maison flambe à la fin dans une magnifique apocalypse. La famille est détruite et la vie commence pour ceux qui restent.
Voilà la véritable poésie, voilà le véritable héroïsme.
Je marche à fond.