La honte

Publié le par S ROY

 

Un document intéressant
Mercredi 1 Novembre 2008 21h49mn 10s
De:"Monique Derien"
À: "Dominique Grazie" < Perchéperciò @yahoo.fr>

   Chère Dominique,

  Je vais bien, merci. Tu me demandes si la retraite ne va pas me déprimer ? En lisant ça, j’ai faillit mourir de rire ! Tu t’imagines donc que c’est par plaisir que, toutes ces années, j’ai enseigné le dessin auprès de ses jeunes pour qui la notion d’art est aussi abstraite que la Critique de la Raison Pure et qui se foutent pas mal, dans leur grande majorité, de tout ce qui pourrait être relié à une matière aussi inutile que le dessin.

   Je t’envoie un document intéressant, que j’ai retrouvé en rangeant le désordre accumulé chez moi par mes nombreuses années de bons et de loyaux services auprès de l’Éducation Nationale. Il s’agit d’un dessin et du texte qui l’accompagnait, rédigé au verso.

   Ce dessin avait été réalisé par l’une de ses élèves dont on ne sait pas quoi penser, parce qu’il est rare d’entendre le son de leur voix. Tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle était d’un milieu très modeste et venait apparemment d’une famille à problèmes. J’avais rencontré sa mère, qui avait souligné les effets délétères qu’avait l’alcoolisme du père sur la psychologie de sa fille.

    L’élève en question avait de gros problèmes de poids et n’arrivait pas à s’intégrer dans le milieu scolaire. Je t’envoie le dessin en format « JPG » (j’espère que ton ordinateur pourra le déchiffrer) et le texte recopié sur Word (retranscrit avec les fautes d’origine) :

 

  Je m’appelle Monia Dinulla. Je pense que quand on fais un portrait, il faut essayé d’être honnête. Alors, je me suis desiné comme je croit que les autres me voient. Je met ce texte au dos de mon dessin pour expliquer pourquoi je me suis dessinée comme ca.

Voilà quelque-uns de mes gouts :

   J’aime bien me promener sous la pluie, parce qu’alors il n’y a personne dans les rues et que je suis tranquille. J’ai l’impression d’étre une héroine et de n'avoir peur de rien. Ça me fait du bien, parce que dans la vie, j'ai peur de tout.Tout le monde me fait peur : je sais jamais ce qu'ils vont faire. A eu, ca leur semble logique et moi, je vois qu'ils sont maleureux et qu'ils se vengent sur moi.

   Quand j’ai fait ma communion, on m’a donné une carte de communiante avec « La crusifiction du christ » de Grunewald. Et j’ai trouvé tellement beau que je l’ai accroché au dessus de mon lit. Mon frère, il s’est moqué de moi et ma mère elle a dit : «Ca m’étonne pas que tu fasses des cauchemards, avec ce truc au-dessus de ton lit ». Alors, j’ai gardé l’image pour moi et je ne l’ai montré à personne. J’ai regardé dans des livres de quelle époque était le tableau « La crusifiction du Christ » et c’était au début de la Rennaissance. Ils ont appelé ça comme ça parce que les peintres italiens voulaient imiter des peintres grecs de l’antiquité et ils les faisaient renaitrent, d’une certaine façon.

   J’aime bien la série télé « 24 h chrono » (je crois que c’est 24 tout cour) parce que ca m’amuse quand on voit tous les personages qui agissent ensemble dans de petits carrés différents, alors qu’en fait ils font ca en même temps. Vu comme ca, ils ont l’air tous pareils, alors que c’est pas vrai, il y en a qu’un qui est le héro. Ca m’enbête, parce que ma famille dès fois me laisse pas regarde et mon frére se moque de moi. Les autres aussi à l’école se moquent parce je suis pas normale.

  Un docteur m’a passé dans une machine (je crois que ça s’appelle un scanner) pour voir l’intérieur de ma tête et il a rien trouvé. Moi, j’aurait préféré qu’il trouve quelque chose, parce qu’alors, on m’aurait peut étre prise a part pour m’aider. Je sais que je suis trop grosse, mais c’est pas ma faute. Je peux pas m’empécher de manger. J’ai essayé pourtant. J’ai honte de moi. De toute façon, les gens comme moi, ils vivent pas longtenps.

   Il y a une fois une prof qui a essayé de me parler, je voyais qu’elle me regardait, mais je ne savais pas quoi lui dire. Le psy, pareil, il m’a demandé qu’est-ce que c’était les relations avec mes parents et j’ai pas compris sa question,alors, j'ai rien répondu du tout. Je pense que personne ne peux m’aider. De toute façon, je suis pas belle, et les gens, ils s’interessent qu’aux gens qui sont beaus. Ma mère a dit que les psys, "ça les rends encore plus fous". Elle ne veut plus que j'y aille. Moi, je n'irais plus non plus : ça ne sert vraiment à rien.

   On nous a ammené vendredi voir « Le sous-marin jaune », c’est un dessin animé avec de belles chansons, je connaissait pas. Il y en a une qui me plait, surtout, c’est « Tout le monde a besoin d’amour » et ausi « help » Je confont peut étre avec d'autres chansons d'ailleur. C’est vachement beau. Je savais pas que ça existait. Le prof de français est venu vers moi et m'a dit que mon texte était remarquable. Je n'ai rien répondu, parce que je ne sais pas ce qu'il faut dire quand les gens vous font des compliments.

  J'aime les belles choses, mais c'est pas courant. J'aime bien dessiner, car on peut dire la vérité sans que personne s'en appercoive. C'est marrant et c'est pour ca que je me suis dessinné comme ça.

 

En retrouvant ce portrait et ce texte, je me suis sentie coupable de ne pas avoir aidé cette jeune fille. Mais qu’aurais-je pu faire ? Elle était vraiment d’un milieu très difficile et je ne suis pas convaincue que j’aurais pu faire quoi que ce soit. Enfin, j’ai pensé que, comme psychologue et artiste, ce document pourrait t’intéresser…


Bien à toi, Monique 


Et la suite ?

Jeudi 2 Novembre 2008 18h43mn 16s

De: "Dominique Grazie" < Perchéperciò @yahoo.fr>

À: "Monique Derien"

   Chère Monique, Le document que tu m’as envoyé m’a beaucoup intéressée.

    Comme tu le sais (ou que tu ne sais pas), je suis en train d’écrire un ouvrage sur la souffrance en milieu scolaire. Je recherche des témoignages sur ce sujet.

    Aurais-tu encore les coordonnées de cette élève ou pourrais-tu me les retrouver ? Je trouve ce dessin remarquable et j’aimerais rencontrer cette personne, si cela est possible, naturellement. Amicalement, Dominique


Une fin tragique

Lundi 3 Novembre 2008 00h46mn 22s

De: "Monique Derien"

À: "Dominique Grazie" < Perchéperciò @yahoo.fr>


Chère Dominique,

   J’ai bien peur de ne pouvoir accéder à ta demande, car l’élève en question est décédée vers 2002. Je l’ai appris pas sa mère que j’ai rencontrée par hasard quelques années plus tard . Cette jeune fille s’est suicidée. Je n’en sais pas plus, car je n’ai pas osé demander de détails ou d’explications.

   Cela m’a d’autant plus désolée d’apprendre cela que Monia était douée, bien plus douée encore que le dessin que je t’ai envoyé ne le laisse paraître. Elle avait un imaginaire très riche et une grande sensibilité.
    Je vais te raconter les circonstances dans lesquelles elle a dessiné ce portrait, pour que tu puisses mieux comprendre les regrets que j’ai de ne pas avoir pu l’aider :

   C’était en 2000, je crois. J’avais proposé à mes élèves de faire leur propre portrait. Je pensais que cela les rapprocherait de leur image, les aideraient à s’objectiver eux-mêmes par le dessin, enfin ce genre de chose… Je dois t’avouer que je fus quelque peu déçue des résultats : la plupart des enfants ont idéalisé sans vergogne leur image, se représentant sous les traits de super-héros, de « durs », de vedettes de cinéma ou tout simplement comme ils auraient voulu être et non tels qu’ils étaient en réalité (dans les limites de leurs « possibilités graphiques »).

   Seule Monia a fait quelque chose de vraiment original. Son dessin était criant de ressemblance. Lorsque j’ai exposé les réalisations des élèves, l’un d’eux s’est écrié en riant :

–« Qui a dessiné Monia ? »

   Et elle qu’on n’entendait jamais en classe, elle qui ne répondait jamais aux questions, qui ne prenait pas part aux jeux de ses camarades, a répondu :

   –« C’est moi ! » d’une voix rauque et autoritaire que je ne lui connaissais pas.

   Du coup, les rires ont cessés. Ils ne pouvaient pas concevoir que ce soit Monia elle-même qui ait pu se représenter ainsi, sous les traits d’une fille disgracieuse et absente, obèse, telle qu’elle apparaissait toujours dans la cour de récréation, adossée au même pilier du préau.

    Je lui avais demandé une fois pourquoi elle s’adossait toujours contre ce pilier et sa réponse fut surprenante : -« Le pilier, il est au milieu. Comme ça, on peut pas m’attaquer par derrière, et je vois venir de loin ceux qui viendrait par devant ».

    Autrement dit, si elle s’adossait toujours là, c’était pour prévenir les agressions éventuelles. Il me semble en effet avoir entendu évoquer par mes collègues une histoire de harcèlement à son encontre. Plusieurs garçons l’auraient martyrisé pendant son année de troisième, au point que la mère avait été obligée d’intervenir pour arrêter le massacre.

   Tu sais bien qu’il ne faut pas compter sur l’Éducation Nationale pour faire cesser ce genre d’abus…On a assez à faire avec les élèves qui nous posent des problèmes et malheureusement, les enfants comme Monia passent dans la rubrique « dommages collatéraux ».

    Les adolescents sont en recherche de leur personnalité et ce sont des jeunes filles et des jeunes gens comme Monia qui en font les frais.

    La pratique du « bouc émissaire » est monnaie courante et personne n’y trouve rien à redire. Les enfants humilient les plus faibles, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont « dans le coup ».

    -« Il faut qu’ils apprennent à se défendre, car la vie est dure », voilà ce que j’ai entendu comme justification la plus courante pour ce non-interventionnisme. Quelle hypocrisie, n’est-ce pas !

    J’ai saisi au vol un échange entre deux élèves au sortir de mon cours à propos de Monia et de son dessin :

 -« Putain, quand même, y en a qu’ont pas la honte ! »

-« Ha ! Ouais, putain, t’as raison ! »

 

Bien à toi, Monique

 

Publié dans Nouvelles

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